Ryoko Sekiguchi, d’origine japonaise, vit (surtout) à Paris et écrit en français. Dans Nagori (P.O.L, 2018), elle explore le sujet de la saisonnalité des aliments, mais son approche transcende radicalement les banalités culinaires ambiantes. Se déployant dans une prose nuancée et riche, la réflexion qu’elle propose touche le vivant, le concret, le temps, la finitude.
Sekiguchi explique que trois termes japonais caractérisent la saisonnalité : hashiri, le moment printanier du début, sakari, qui désigne le sommet, la pleine maturité, et enfin nagori, « la nostalgie de la saison qui vient de nous quitter » (p. 27), qui incite à en savourer les derniers fruits et à prolonger les adieux.
C’est ce dernier terme qu’elle approfondit pour en faire comprendre les modalités non seulement dans la culture japonaise, régulièrement convoquée dans le propos, mais aussi dans l’univers des lecteurs – et mangeurs – occidentaux.
Le nagori introduit un certain rapport au temps qui est précieux en raison de sa précarité. Qui sait si ce fruit dont la saison tire à sa fin, je pourrai en manger l’année prochaine? « Dans un plat de nagori, nouant un lien avec les produits de la nature, quelque chose entre en jeu qui n’est pas simplement de l’ordre du gustatif. Nous sommes face à la saison qui fait ses adieux, ou que nous quittons nous-mêmes, et les allers et retours du souvenir se déposent, comme des vagues, à chaque bouchée » (p. 34).
Comme l’indique l’auteure, la notion s’étend aussi aux objets, aux lieux, aux atmosphères, aux êtres. C’est « l’état de quelque chose qui persiste, comme ces quelques fleurs restées sur l’arbre à la fin de la saison » (p. 28), un état empreint de nostalgie, presque l’acceptation d’un deuil.
En effet, inhérente au nagori, l’idée d’un abandon à l’inconsistance des choses, à ce qui un jour ne sera plus. « Le cœur qui fait l’expérience de nagori est un cœur généreux, sinon courageux : il ne craint pas de faire don de lui-même à ces petites choses infimes, pas forcément dramatiques, mais si fragiles et délicates qui composent notre vie » (p. 32).
La réflexion sur la saisonnalité conduit ainsi à une méditation sur le temps, les cycles, la vie et la mort. Sekiguchi souligne la nature contradictoire de notre expérience du temps : « Les quatre saisons introduisent dans notre vie l’idée de cycles qui se répètent » alors que « le temps de notre vie progresse, lui, selon une linéarité à sens unique » (p. 51). Mais en fait, de multiples temporalités se croisent toujours à la fois dans nos propres corps et dans les aliments que nous consommons – ce que le nagori permet d’éprouver concrètement.
Sekiguchi se montre sensible aux implications politiques de son propos. Si les temporalités cycliques ou linéaires sont inscrites dans les transformations de la matière vivante, une catastrophe comme Fukushima introduit une troisième temporalité « d’une longueur insupportable » (p. 86). Selon elle, la pensée de la saisonnalité ou des cycles naturels ne doit pas servir à réparer ou à oblitérer cette temporalité impensable, qui fait désormais partie de l’expérience humaine.
Ce beau livre rappelle que manger n’a rien de banal. C’est entrer en relation avec le monde, avec le vivant, éprouver l’univers en soi. Or pour dire cela, Sekiguchi s’éloigne d’une position trop commune qui placerait au premier plan la satisfaction des pulsions d’un sujet narcissique. En mettant l’accent sur le nagori, elle invite à la lenteur, à l’intériorité, à une contemplation du concret qui embrasse le temps qui passe. Dans notre monde en fuite perpétuelle vers la nouveauté, son propos distille une saveur unique.
« Les saisons sont des ponts qui nous lient aux autres êtres vivants » (91).
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