Qu’est-ce qui fait qu’un repas est, selon les mots de Claude Lévi-Strauss, non seulement «bon à manger» mais «bon à penser», doté de saveur et de sens?
La vérité de la cuisine est ailleurs que dans ses aspects techniques. C’est un don, toujours enraciné dans une relation à autrui. Faire à manger, c’est penser à la subsistance, à la santé, au bien-être, au plaisir de l’autre. Un geste nourricier. Le cuisinier ne fait pas que transformer des ressources: c’est un passeur, un initiateur, un chaman, il crée du sens. Médiateur entre l’aliment et celui qui le reçoit, il offre un accès à l’univers des sens et du concret.
Pour que son repas soit «bon à penser», le cuisinier doit s’appuyer sur cette générosité, être porté par le surplus qu’est le don – que celui-ci s’exprime par le soin et l’attention aux détails, par la surprise d’un plaisir inattendu, par la sublimation des saveurs et des textures, par la force du rituel et de l’histoire, par l’honnêteté et le respect de l’aliment.
Et à l’autre bout de cette relation, bien consommer le repas que quelqu’un a cuisiné pour nous, c’est recevoir et accepter le surplus de valeur non quantifiable et non remboursable que le don produit. Le mangeur, s’il est authentiquement engagé dans la relation conviviale, accepte d’être redevable. Sa gratitude scelle un lien, indique que le passage, au sens initiatique du terme, a eu lieu.
Il y a ici bien plus que des gestes utilitaires : un échange mystérieux, du fluide humain et culturel qui circule entre les gens attablés. Privée de cette dimension intersubjective, la cuisine meurt. Elle devient un fast-food qui engraisse les chairs mais ne saurait nourrir l’âme, et qui laisse alors inévitablement les désirs en plan, le mangeur affamé et le cuisinier solitaire.
Dans le monde qui est le nôtre, la part du don est souvent oubliée, occultée. C’est bien pour cela que notre rapport à l’aliment manque de sens. Nous achetons des aliments transformés que nous apprêtons à peine, nous mangeons au restaurant de manière impersonnelle. La gratuité du don peine à s’exprimer dans ces prestations marchandes.
Est-ce pour compenser cela que la cuisine nous obsède? Collectivement, nous n’avons jamais tant acheté de livres de recettes et écouté d’émissions traitant de gastronomie. Mais nous ne cuisinons pas plus ou mieux pour autant. Nous sommes devant nos écrans, hypnotisés par la performance répétée d’un rituel dont nous avons perdu les clés, à essayer de le comprendre et de le réapprendre.
J’incline à penser que cette obsession exprime une quête: quête de concret, de sensorialité, de lien à autrui et de temps partagé. La cuisine incarne une forme d’idéal humain, social et relationnel dont nous nous sentons privés.
Oui, cuisiner peut être un remède à la noirceur des temps…
Une première version de ce texte a paru sur le blogue des Presses de l’Université Laval.