Gastronomie et masculinité

Gastronomie et masculinité

Si l’on accepte de définir assez largement le genre, on pourrait dire que Le Plongeur de Stéphane Larue (Le Quartanier, 2016) est un « roman gastronomique ». C’est l’histoire d’une difficile entrée dans l’âge adulte. Le protagoniste-narrateur est un jeune metalhead qui, accessoirement, étudie en graphisme au cégep. Il est aussi un joueur compulsif, accro aux machines à sous de Loto-Québec qui brillent dans l’ombre des bars miteux. Endetté, esseulé, presque en cavale, constamment tenté par le démon du jeu, il trouve un emploi de plongeur dans un restaurant chic de Montréal. C’est son aventure dans ce monde parallèle qui forme le cœur du récit.

L’auteur dépeint la face cachée de la restauration, celle que la plupart des clients préfèrent ne pas voir: l’exiguïté des lieux de travail, la saleté, les odeurs fortes et les bruits assourdissants, le rythme infernal et violent du rush, le travail éreintant, l’enchaînement des tâches toujours à recommencer. Et ce n’est pas appétissant: « Sur une étagère crasseuse en métal haute et large s’entassaient des piles d’assiettes maculées, des chaudrons recouverts de sauce tomate cramée dans lesquels on avait laissé des louches tordues ou des pinces enduites de couches indifférenciées de jus, des récipients au fond desquels croupissaient des légumes en julienne molasses ou des restes visqueux de marinade, des plaques de cuisson couvertes de gras et de lambeaux de poulet calcinées. Sur le long comptoir de stainless de la plonge, des piles de poêlons croûtés perdaient l’équilibre à côté d’un lave-vaisselle qui bâillait des nuages de vapeur. Au pied d’une des étagères surchargées attendaient un tas d’ustensiles qui trempaient dans un seau rempli d’eau grise » (p. 55).

Il évoque aussi ce moment de compensation exaltée, après la fermeture, où la bande va chercher dans la vie nocturne la consolation de l’alcool, de la drague et des drogues : « L’alcool m’assommait de plus en plus. Pendant une seconde j’ai oublié où j’étais. Tout s’est tamisé. Les ampoules au-dessus du bar et contre le mur ont perdu leur éclat. Leur lumière est passée du jaune à l’ambré à l’ocre à l’agate. Les télévisions ne diffusaient plus que de la neige. L’air s’est alourdi. La fumée de clope saturait la place. Une barmaid a annoncé le last call, debout sur le comptoir » (p. 94).

L’histoire se tisse de résonances entre trois univers qu’on peut qualifier de liminaires – ce sont des zones de passage, de transition, de transformation. Au premier plan, le restaurant, non pas la salle qui serait une scène sociale, mais plutôt la cuisine et la plonge, les entrailles de la bête. À côté, les « salons de jeu », bien loin de ce que cette expression laisse imaginer, lieux paumés, tristes et solitaires, où le narrateur se défait et perd son humanité. Et enfin l’univers de la musique métal, peuplé de marginaux mais qui représente néanmoins un monde où l’art est possible. L’action se déploie en parallèle dans ces zones où règnent la nuit et l’hiver. En les traversant, le protagoniste est plongé une transformation inquiétante, alors que son identité doit se défaire avant de se recomposer.

Le roman m’apparaît particulièrement intéressant parce qu’il met en texte une certaine masculinité en crise dont la représentation s’est cristallisée autour du thème gastronomique. Évidemment le cas tragique d’Anthony Bourdain vient à l’esprit. Après avoir été pendant deux décennies la figure de proue d’une nouvelle gastronomie décomplexée, excessive et très marquée par les codes conventionnels de la virilité, il s’est enlevé la vie en 2018. Plus près de nous, et heureusement sans aller aussi loin, plusieurs chefs québécois ont incarné une telle gastronomie extrême, de Martin Picard à David McMillan en passant par Danny St Pierre. Or tous ces chefs ont récemment questionné le modèle qu’ils avaient promu. Un changement lié à l’âge peut-être, mais qui suppose de redéfinir radicalement le plaisir, la convivialité, la gastronomie. La littérature ici ne fait pas que commenter le social, elle en devient une problématisation. Et la difficile transformation du protagoniste, à sa façon, pose une question: qu’est-ce que devenir un homme aujourd’hui?

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